Une nuit blanche à l’Aiguille verte.

Immersion avec Mathieu Moullier.
"Montagnard"
L’idée de décoller de l’aiguille verte a émergé assez tôt dans ma vie de jeune parapentiste. Ce sommet emblématique de Chamonix fait de vous un « Montagnard » selon le célèbre alpiniste et écrivain Gaston Rébuffat, il ne se laisse pas facilement dompter. Les conditions aérologiques permettant de décoller du sommet sont rares, il ne faut pas rater le créneau.
Lorsque j’aperçois sur les bulletins météo qu’il est annoncé un vent très faible en altitude, il me vient de suite l’idée d’y aller. Problème, je travaille ces jours-ci et j’ai un créneau ce qui ne me laisse qu’une fenêtre de 24 heures pour tenter le coup.
J’appelle mon pote Zian et lui soumets mon idée : partir après ma journée de travail à la buvette du chapeau pour gravir la verte en « One Shot » par l’arête des Grands Montets, le tout de nuit sans bivouac pour arriver au sommet dans la matinée et décoller. Sans hésitation, il est partant pour m’accompagner dans cette escapade nocturne.
Le lendemain, je monte avec mon sac qui contient mon aile pour aller au boulot. Pendant le service, Gaspard, un autre de mes acolytes, passe à l’improviste manger une bonne croûte au fromage. Je lui explique alors ce que nous avons prévu pour ce soir avec Zian et lui propose sans trop d’espoir de venir avec nous. Forcément, il a trop envie, Il bouillonne intérieurement, se demande s’il peut se permettre d’arriver une fois de plus en retard au boulot. Réponse: non, il ne peut plus se permettre, il doit impérativement être à 10 heures à Chamonix demain matin. Il va falloir partir tôt.
Gaspard repart sans donner de réponse définitive, et débarque avec tout son matos sur le coup des 20 heures à la cabane. Il n’a pas pu résister. Nous mangeons une bonne omelette juste avant de décoller pour notre mission.
repas à la buvette du gâteau à Chamonix avant de partir

Petite omelette avec Gaspard & Zian à l'auberge de jeunesse buvette de chapeauma buvette préférée. C'est ici que je travaille chaque été. Elle est située à 1576 mètres d'altitude, au pied de la mer de glace, et est gérée par un grand cuisinier nommé Thierry Couttet, un grand brun aux lunettes rondes.

Bonne nourriture = bonne humeur
C’est l’heure du départ, le moral des troupes est au beau fixe même si Gaspard est légèrement tendu, pas par la nuit blanche qui l’attend, mais par la brossée qu’il prendrait en cas de nouveau retard sur son lieu de travail.
Après plusieurs heures de marche, nous atteignons rapidement la petite verte, sommet surplombant le top des Grands Montets. Rien à déclarer, tout le monde est en pleine forme et nous attaquons le début de l’arête dans un rocher « délité » commun à toutes ces courses d’arête dans le massif. Le terrain est facile, ce qui nous permet d’évoluer en solo pour gagner du temps, mais la prudence est de mise, car aucun rocher ne tient réellement bien dans ce tas de sable et de gravas. Nous essayons de suivre au mieux l’itinéraire sans se tromper, ce qui n’est pas si simple dans cette nuit noire, la lune nous aide peu. Nous avançons un peu la tête dans le guidon jusqu’au pied de l'Aiguille carrée, où nous grimpons deux longueurs pour rejoindre le sommet. Il est 3 heures du mat’ et nous ne sommes pas en train de nous faire virer d'une boîte de nuit par un videur, mais bien au sommet de l'Aiguille Carrée et dans les temps pour être à l’heure au sommet, ce qui motive les troupes à continuer dans la joie et la bonne humeur.
Dans l'abîme
Quelques rappels nous mènent à une brèche puis à du terrain facile, mais pourri et exposé à la chute, nous sommes de nouveau en solo. Nous traversons versant Argentière jusqu’à une petite dalle inclinée recouverte de neige molle qui semble tenir en place. Zian passe naturellement, mais d’un seul coup la neige se délite et glisse sur la dalle, il se rattrape in extrémis et vient d’échapper à une chute vers les abysses. Cette scène terrifiante change l’ambiance immédiatement et la concentration est doublée, nous contournons ce piège mortel par le haut pour avancer vers une cheminée goulotte ou nous décidons de nous encorder avec Zian. Nous continuons en corde tendue jusque dans les difficultés de la pointe Ségogne, la tension retombe au fur et à mesure que tout se déroule bien, mais je sens que la fatigue est en train de me prendre. Mes pas sont moins précis, mes gestes un peu plus mous et ma lucidité se réduit. Dans ma progression, je mets le pied sur un bloc branlant qui bascule et manque de couper la corde. Le moment incontournable de chaque bonne expédition: je suis fatigué et j’en ai marre. Heureusement, il ne reste qu’une ou deux longueurs pour arriver au sommet de la Pointe Ségogne, qui marque la fin de l’escalade et des difficultés.
mathieu moulier à la pointe de segogne à chamonix

Dernière longueur à la Pointe de Ségogne.

C’est l’aube, après quelques belles longueurs de IV+, nous arrivons à ce fameux sommet, notre affaire commence à sentir bon! Deux rappels nous mènent au col du Nant Blanc, le soleil se lève enfin et ses doux rayons me réchauffe et me réconforte. Nous faisons une pause bien méritée, il était temps, je m’étale dans un tas de pierres pour y piquer un petit somme. À peine le temps de me refaire une santé que mes deux compères sont déjà partis devant, l’heure tourne et dans 3 heures, ils doivent servir des clients. Je me remets sur pattes un peu ronchon, j’aurais bien dormi vingt minutes de plus. Nous arrivons sur la calotte et avançons rapidement, le lever de soleil se poursuit doucement, c’est magnifique. Cependant, je commence à me poser des questions sur le vent, il n’est pas si faible que ça.
lever du soleil au col du Nant blanc

Lever de soleil au col du Nant blanc.

Prêt pour le décollage
Lorsque que j’arrive au sommet, Gaspard est quasiment prêt à décoller, il prend le temps pour le traditionnel selfie du sommet. Le vent est finalement assez fort, pour moi en tout cas, car sans trop d’hésitation, Gaspard à déjà pris son envol. Et de UN! Après concertation, nous décidons de temporiser un peu avec Zian en espérant que le vent se calme. Après presque une demi-heure de vol, Gaspard pose à Chamonix sur le coup des 8 h, pour la toute première fois de sa vie, il sera en avance au travail. J’en profite pour m’offrir une courte sieste afin d’être le plus lucide possible quand mon tour viendra, Zian en fait de même. 
Lorsque je rouvre les yeux, je décide de passer la crête sommitale qui nous protège du vent pour voir si le vent a faibli. À mon grand désarroi, le vent est non seulement toujours aussi fort, pire, il a tourné de secteur Nord-est à plein Est, la pire orientation pour décoller du sommet. Zian reste confiant, car il se sent à l’aise pour décoller malgré ce vent. Quant à moi, je trouve que ça sent le « roussi », je cherche une solution, un échappatoire. Je lui fais remarquer que juste sous le sommet le vent est nul et que la brume est ascendante dans le couloir en Y, je pourrais donc tenter un décollage versant Ouest. Il me fait remarquer à juste titre que décoller sous le vent d’une crête ou d’un sommet n’est pas une bonne idée. La pression monte crescendo et je dois peser le pour et le contre. J’ai très peu d’expérience en face voile, surtout dans un vent aussi fort et un décollage au vent sur la calotte, les 1000 mètres de vide du Nant blanc qui m’attendent en cas de faux pas me glacent le sang.
décollage depuis l'aiguille verte
Décollage de l'Aiguille Verte : un rêve devient réalité
Et de TROIS, s'il vous plaît !
Ma décision est prise, je vais tenter le coup « sous le vent », avec l’aide de Zian qui reste pour m’épauler, j’étale mon parapente face aux aiguilles de Chamonix trois mètres sous le sommet. Je vérifie triplement sellette, maillons et suspentes et je réunis les forces qu’il me reste pour une concentration maximale, pas le droit à l’erreur sur ce coup-ci! Une grande inspiration, et c’est parti, en quelques pas de courses vers le vide et me voilà à mon tour dans les airs. Et de DEUX ! Le mélange d’émotions de stress, de concentration et d’adrénaline monte instantanément, je suis en ébullition. Ça secoue un peu, je parviens à contourner l’aiguille sans nom et me remets face au vent, sourire aussi large que ma voile. Je profite de chaque seconde de cette matinée de rêve. Je fais le tour des Drus et balaye la face Ouest pour faire coucou aux grimpeurs et aller gratter un peu de jalousie, le tout en gardant un œil sur le sommet de la verte pour voir mon copain décoller. Après quelques essais infructueux que j’observe de loin, la voile se lève face au vent, avance timidement, puis décolle à son tour. Et de TROIS s’il vous plaît! Je gueule dans tous les sens, la fatigue est loin derrière moi, je suis survolté dans mon parapente, deux mille mètres au-dessus de la maison, c’est l’extase. Notre ambitieux projet a fonctionné comme sur des roulettes, tout le monde a décollé de la verte pour la première fois, mes acolytes ne seront pas virés de leur boulot et moi, j’ai mérité un bon après-midi de sommeil.
Bisous de Chamonix,
Mathieu Moullier.

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